Contrats des Vaccins anti-Covid : selon les experts, l’Union européenne a les mains liées

Le conflit entre l'Union européenne (UE) et AstraZeneca à propos des retards de livraison des vaccins a ouvert la boîte de Pandore : les contrats signés avec les sociétés pharmaceutiques se révèlent ambigus quant aux délais de livraison tandis que les incertitudes sur le calendrier de l'immunisation des Européens persistent. Les avocats qui ont lu les contrats estiment que les entreprises ont un net avantage sur l'UE.

Published On: février 3rd, 2021
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Contrats des Vaccins anti-Covid : selon les experts, l’Union européenne a les mains liées

Le conflit entre l’Union européenne (UE) et AstraZeneca à propos des retards de livraison des vaccins a ouvert la boîte de Pandore : les contrats signés avec les sociétés pharmaceutiques se révèlent ambigus quant aux délais de livraison tandis que les incertitudes sur le calendrier de l’immunisation des Européens persistent. Les avocats qui ont lu les contrats estiment que les entreprises ont un net avantage sur l’UE.

Photo: U.S. Secretary of Defense/Flickr (CC BY 2.0)

Le retard dans la distribution du vaccin d’Oxford aux pays de l’UE par AstraZeneca (titulaire d’une licence exclusive de fabrication) risque de devenir un sacré casse-tête juridique. L’entreprise anglo-suédoise rejette les accusations de non-respect du contrat formulées par la Commission européenne, qui menace d’entraîner des poursuites judiciaires. Au-delà de l’urgence à vacciner la population européenne pour sortir de la crise du coronavirus, sur laquelle l’exécutif à Bruxelles fonde son dossier, il est difficile de déterminer qui a raison ou qui a tort. Le conflit tourne autour de points techniques difficiles à interpréter, d’autant plus que la version du contrat, rendue publique le 29 janvier (le jour même où le vaccin a été approuvé par l’Agence européenne des Médicaments (AEM) et autorisé à la commercialisation par la Commission) comporte de nombreux passages volontairement floutés et donc illisibles.

Ces derniers jours, une trêve partielle a été conclue : la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, s’est résolue à compter sur la bonne volonté annoncée par AstraZeneca et Pfizer pour rattraper leurs retards. La seule véritable certitude qui émerge de cette affaire confuse est que l’UE et les Etats membres se trouvent en position de faiblesse par rapport aux laboratoires pharmaceutiques : ils assument des risques financiers élevés et adoptent une attitude peu exigeante face à ces derniers.

C’est le constat qui ressort de l’analyse menée par des juristes spécialisés dans le secteur pharmaceutique et auxquels nous avons demandé leur avis sur les accords rendus publics jusqu’ici, c’est-à-dire ceux signés en août et novembre 2020, respectivement avec AstraZeneca et la société allemande Curevac. Concernant les négociations menées en secret avec les autres entreprises (Johnson&Johnson, Sanofi-GSK, Pfizer-BioNTech, Moderna), les conclusions sont identiques. Seuls les retards de paiement de la Commission et des Etats membres sont immédiatement sanctionnables ; mais pas les retards de livraison des fabricants.

« La flexibilité dont bénéficie les entreprises vise à atténuer les incertitudes inhérentes à l’énorme effort de production requis par les circonstances exceptionnelles de la pandémie », commente Colin McCall, associé du cabinet d’avocats international Taylor Wessing, basé à Londres. Clive Douglas, avocat et médiateur commercial chez Nexa Law (un autre cabinet d’avocats britannique), adopte un point de vue plus critique : « en échange d’une participation aux coûts de développement des vaccins et des conditions favorables offertes aux entreprises, l’UE aurait dû se réserver le droit de négocier pendant toute la durée des contrats, en particulier durant la phase d’autorisation de mise sur le marché, afin de convenir de quantités et de dates de livraison précises, avec la possibilité d’infliger des pénalités et des réductions de prix en cas de non-respect des règles établies ». 

« Selon l’accord conclu avec AstraZeneca (et il en va de même pour celui conclu avec Pfizer), les gouvernements avaient cinq jours pour adhérer au projet après y avoir été invités », explique une source à la Commission : « tout le monde a choisi de participer pour éviter de perdre l’accès au vaccin une fois sa commercialisation autorisée par l’AEM. En bref, c’était à prendre ou à laisser ».

Une autre erreur stratégique commise par l’équipe de négociation (dirigée par Sandra Galina, directrice générale du département Santé de la Commission, et qui réunissait des délégués provenant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, de France, des Pays-Bas, de Suède et de Pologne) a résidé dans le fait d’accepter un calendrier de livraison mensuel ou trimestriel : « étant donné l’urgence de disposer des vaccins le plus rapidement possible, un calendrier de distribution continu avec des intervalles plus courts aurait été préférable », déclare Me Douglas, qui ajoute que « les livraisons trimestrielles ne facilitent pas la campagne de vaccination ». Me Douglas partage l’avis de Massimo Florio, professeur d’économie publique à l’université de Milan, selon lequel « les entreprises pharmaceutiques peuvent concentrer les doses de vaccins en grands lots, difficiles à gérer pour les autorités sanitaires, ce qui pourrait compromettre le stockage et une gestion efficace de la campagne de vaccination ».

Les contrats signés avec AstraZeneca et Curevac imposent un calendrier de paiement précis : une première avance, imputée au budget communautaire ; une deuxième avance, versée par les Etats membres ; et un solde final, calculé à partir des doses allouées à ces derniers (proportionnellement à leur population). Dans le cas du vaccin de Curevac, la deuxième tranche, celle payée par les Etats membres, doit être versée au moment où la demande de mise sur le marché est présentée à l’AEM, c’est-à-dire avant même d’avoir obtenu la certitude que la vente du vaccin puisse être autorisée.

En décryptant certains passages floutés de l’accord passé avec AstraZeneca, il apparaît que les 870 millions d’euros payés (pour 300 millions de doses) ont été ou sont utilisés comme suit : cinq jours après la signature, la Commission a payé les deux tiers de l’investissement initial de 336 millions d’euros visant à accélérer la production (le paiement du reste est conditionné à la fourniture d’une déclaration par l’entreprise). Les gouvernements prennent alors en charge les coûts de mise en flacon, d’emballage et de distribution (les montants et les délais ne sont pas visibles), ainsi que le paiement des doses individuelles. 

Dans le cas d’un retard de paiement de la part de la Commission ou des Etats membres, l’application de pénalités financières et l’interruption des approvisionnements peuvent être décidées de manière discrétionnaire par la société. Si AstraZeneca considère que la pandémie est terminée au 1er juillet 2021, une autre clause, elle aussi floutée, permet à l’entreprise d’augmenter le prix des 100 millions de doses de vaccins supplémentaires que les Etats membres se sont engagés à acheter, où tout simplement de suspendre les livraisons, si les gouvernements n’acceptent pas sa décision.  

« Dans des circonstances normales, c’est-à-dire pas dans la situation actuelle où vous devez rapidement mettre en place une infrastructure de fabrication à partir de zéro en rencontrant d’éventuels accrocs, un contrat de fourniture de produits pharmaceutiques comprendrait des pénalités pour défaut ou retard de livraison », explique M. McCall. De telles clauses sont totalement absentes du contrat passé avec Curevac, qui échelonne la distribution par trimestre. 

Selon les informations publiées dans le journal italien Corriere della Sera, certaines formes d’indemnisation (pénalités ou remboursements) sont prévues par le contrat passé avec Pfizer mais uniquement en cas de retards de livraisons prévues à l’avance pour un semestre donné. En outre, Pfizer peut éviter les sanctions en adoptant des solutions alternatives. Au regard de ces informations, les interruptions de livraison subies par les pays de l’UE ces dernières semaines ne constituent donc pas, à proprement parler, une infraction de la part de la société américaine.

Le même type d’approche clémente régit le contrat avec AstraZeneca. La société risque d’être confrontée à des interruptions de paiements dans le cas où les dates de livraison ne seraient pas respectées ; mais elle a aussi le droit de réviser le calendrier des livraisons durant l’exécution du contrat. « Les gouvernements ont le droit de suspendre les paiements uniquement en cas de réception tardive des quantités notifiées par la société, mais pas si cette dernière échoue à livrer une partie des doses convenues par contrat pour un mois donné », explique Me. Douglas.

Les données concernant le nombre de doses de vaccins distribuées en Allemagne, Irlande, Slovaquie et France n’étaient pas disponibles au moment de la publication de cet article. 

Ainsi, le fait qu’AstraZeneca ne livrera que 3,4 millions des 8 millions de doses de vaccins garantis à l’UE pour le premier trimestre 2021, comme annoncé par l’entreprise, ne semble pas constituer une infraction. Pour que cela le devienne, il faudrait pouvoir prouver que l’entreprise n’a pas tenu  l’engagement consistant à fournir « l’effort raisonnable maximal » nécessaire à la livraison des doses promises, une tâche qui incomberait à un juge. L’ « effort raisonnable maximal » est un principe vague mentionné dans les prémisses du contrat. On entend par là « les activités qu’une entreprise de taille similaire entreprendrait pour le développement, la production et la commercialisation, compte tenu de l’urgence, d’un vaccin destiné à mettre fin à une pandémie ». C’est précisément sur cette clause que s’appuient la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et le PDG d’AstraZeneca, Pascal Soriot, pour défendre leurs positions opposées.

L’interprétation de M. McCall penche en faveur de l’entreprise : « selon la clause 5.1, l’effort maximal raisonnable pour produire les vaccins pour l’UE se réfère à la période consécutive à l’autorisation de mise sur le marché ». Dans cette optique, la société pourrait faire valoir qu’elle n’avait pas l’obligation d’assurer l’organisation d’une production suffisante avant l’obtention du feu vert de l’AEM et de la Commission, qui a été obtenu il y a quelques jours à peine.

Pour Me Douglas, cependant, la situation est plus complexe et, pour être en mesure de juger si AstraZeneca a fait le maximum d’efforts raisonnables, il faut s’appuyer sur un certain nombre de dispositions spécifiques du contrat. Tout d’abord, la société a déclaré qu’aucun accord signé avec des tiers (y compris avec le Royaume-Uni, auquel elle a décidé de donner la priorité) ne l’empêcherait de livrer à l’UE le nombre de doses de vaccins convenu dans les délais impartis. En outre, AstraZeneca est tenue de rester en contact régulier avec ses homologues afin d’éviter tout problème d’approvisionnement. 

Enfin, si l’entreprise ne s’estimait plus capable de produire un niveau suffisant de vaccins dans ses propres usines (y compris celle située au Royaume-Uni), elle devrait s’efforcer de faire sous-traiter une partie de la production par des entreprises que la Commission ou les Etats membres se réservent le droit de choisir. « Afin de résoudre le désaccord entre les parties d’une manière ou d’une autre, nous aurions besoin de savoir quand AstraZeneca a identifié le problème pour la première fois sur l’un de ses sites de fabrication et si l’entreprise a tardé à en informer l’UE », souligne Me Douglas. Cependant, répondre à ces questions nécessiterait un temps dont l’UE, occupée par la lutte contre les ravages du coronavirus, ne disposerait pas.

La Commission a officiellement annoncé que le comité directeur de la stratégie de vaccination (qui inclut tous les représentants des Etats membres) n’avait pas été informé par AstraZeneca des retards de production avant la réunion du 22 janvier.  Nous avons quant à nous interrogé la société afin d’essayer de comprendre quand ces retards ont été constatés ; sans succès. 

« Lors de la négociation des contrats, la Commission européenne et les Etats membres auraient clairement dû veiller davantage à la protection de l’intérêt public en prévoyant des clauses spécifiques responsabilisant les entreprises », affirme Viviana Galli, coordinatrice de l’Alliance européenne pour une R&D responsable et des médicaments abordables , « apparemment, les entreprises les ont menés par le bout du nez […] et ont réussi à obtenir les meilleures conditions pour elles-mêmes ».

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