La “mafia du bois” et la déforestation illégale en Roumanie

Bien qu’elles figurent parmi les dernières du continent, les forêts primaires d’Europe centrale et orientale sont toujours abattues sans état d’âme. Ce secteur pesant plusieurs milliards d’euros repose largement sur une organisation de type mafieux qui s’étend de la Roumanie à l’Ukraine. 

Published On: février 18th, 2020
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La “mafia du bois” et la déforestation illégale en Roumanie

Bien qu’elles figurent parmi les dernières du continent, les forêts primaires d’Europe centrale et orientale sont toujours abattues sans état d’âme. Ce secteur pesant plusieurs milliards d’euros repose largement sur une organisation de type mafieux qui s’étend de la Roumanie à l’Ukraine. 

“Fais bien attention si tu vas seul dans la forêt, c’est dangereux. Elle cache des choses étranges, certains n’en sont jamais revenus”. Ces mots ont été adressés à un homme dégingandé en lunettes. Il les menaçait de tout balancer, de démasquer tout le système de récolte illégale et de commerce du bois. Il faisait lui-même partie de cette organisation, mais il s’apprêtait à la quitter au risque de sa vie.

Prise à son propre piège

Les procédures de transformation des arbres en planches sont très complexes. Des rangées de semi-remorques se forment jour et nuit pour livrer des troncs d’arbres dans des dépôts de bois gigantesques. Ils y sont mesurés et évalués pour être ensuite placés sur un convoyeur, débarrassés de leur écorce et envoyés dans la scieuse. 40 troncs d’arbres par minute, 2 400 par heure et 28 800 par journée de travail. Le plus gros fabricant en Roumanie, un géant du secteur, n’en a jamais assez. Son nom est Gerald Schweighofer, un Autrichien énigmatique.

En 2018, le personnel de Schweighofer était accusé d’avoir formé un groupe criminel organisé et d’avoir été impliqué dans l’exploitation forestière illégale, la fraude fiscale et des pratiques commerciales déloyales. “Les enquêtes sont toujours en cours ; nous collaborons avec les autorités et nous n’avons rien d’autre à ajouter”, explique Michael Proschek-Hauptmann, le visage public des changements chez Schweighofer. Responsable de la conformité et de la durabilité, Proschek-Hauptmann est un expert reconnu dans le domaine des problématiques environnementales qui s’est spécialement déplacé de Vienne pour montrer à Addendum l’une des scieries de Schweighofer dans la ville transylvanienne de Sebeș.

Il n’y pas si longtemps, les journalistes ne pouvaient pas franchir la grille de l’entreprise. Il est même arrivé que la sécurité asperge des activistes de gaz poivré. Mais aujourd’hui, la transparence est le nouveau mot d’ordre de l’entreprise. En effet, la société autrichienne est soupçonnée d’avoir pris part à l’exploitation illégale des derniers grands massifs forestiers primaires d’un seul tenant en Europe. Schweighofer a été exclu du prestigieux label de certification de gestion durable des forêts “Forest Stewardship Council” (FSC). Addendum a pu consulter le rapport de 110 pages de l’enquête de FSC qui renvoie à des “preuves claires et convaincantes” que Schweighofer était “systématiquement […] directement et indirectement impliqué dans le commerce du bois récolté et / ou traité en violation de la législation et de la réglementation en vigueur” et qu’il fréquentait des “individus et des sociétés ayant des antécédents criminels ou de corruption”.

Des forêts primaires rasées

Et ce malgré le fait qu’il s’agisse d’un paradis naturel unique qui abrite des loups, des ours et des lynx, ainsi que des plantes hôtes qui auraient disparu depuis longtemps si elles poussaient autre part. Alors que des militants contre le changement climatique se battent pour réduire les émissions de CO2 en reportant la faute sur les voyageurs en avion et en revendiquant des interdictions de circuler en voiture dans les villes, un seul hêtre de 150 ans absorbe neuf tonnes de CO2 : assez pour compenser un voyage de 56 000 kilomètres en voiture . Pourtant, ces arbres et même d’autres, plus âgés, sont abattus à tort et à travers. En effet, ces arbres aussi rapportent de l’argent, mais cet argent est à l’origine d’une avidité qui suscite la violence et des menaces et qui a même mené une fois à une tentative de meurtre.

Grâce aux images satellites, Global Forest Watch a pu calculer que 317 000 hectares des forêts roumaines ont été abattus entre 2001 et 2017. C’est l’équivalent de 444 000 terrains de foot. La moitié de ces arbres poussaient dans des parcs nationaux ou des zones de conservation et étaient âgés d’une centaine d’années. “Cela fait des années que les gens sont bouleversés par la déforestation de la forêt pluviale amazonienne, mais presque personne ne réalise que des vestiges de forêts primaires tout aussi importantes subsistent en Europe. La plupart se trouvent à proximité, dans les Carpates, et sont menacées de disparition, mais personne n’en parle”, raconte David Gehl de l’Environmental Investigation Agency (EIA), une ONG américaine qui enquête sur l’exploitation abusive de la nature dans le monde entier. Les rapports de l’EIA accusent Schweighofer d’avoir été le “plus grand bénéficiaire de bois illégal” et d’avoir “menti à propos de l’origine de ses produits depuis plus de dix ans”. 

L’arrivée des Autrichiens

Les entreprises autrichiennes jouent un rôle central dans le déboisement en Roumanie. Bien qu’il s’agisse de leaders mondiaux dans leurs branches d’activité respectives de la chaîne mondiale d’exploitation du bois, leurs noms ne sont pas bien connus du grand public.

Les géants du secteur du bois pensaient avoir décroché le gros lot en découvrant leur nouvel Eldorado qui est la Roumanie, l’un des pays les plus pauvres de l’Union européenne. Parmi eux, Schweighofer. Depuis 2002, le groupe a commencé à vendre ses scieries en Autriche pour investir leurs gains (on parle d’un montant à neuf chiffres) dans des installations beaucoup plus importantes. Les hommes politiques roumains ont accueilli les Autrichiens à bras ouverts. Schweighofer compte à présent un personnel de plus de 3 000 personnes, son chiffre d’affaires s’élève à 762 millions d’euros et la société possède cinq fabriques dans le pays spécialisées dans la production de palettes et de bois scié, collé et profilé, vendus dans le monde entier.

Kronospan fait également partie de ces entreprises. Avec un chiffre d’affaires de plus de deux milliards d’euros, il est considéré comme le plus grand fabricant de panneaux en bois, l’un de ses clients étant Ikea. Avec leur société sœur, Swiss Krono, les Kaindl font partie des plus gros joueurs dans toutes les Carpates . Enfin, il y a aussi l’entreprise Egger, un groupe international qui détient 18 sites dans neuf pays différents.

Il a suffi qu’ils formalisent leurs demandes et signent les contrats afférents et que la société forestière publique roumaine Romsilva, réputée pour sa corruption, leur attribue le permis d’exploitation forestière, et le tour était joué : depuis l’arrivée des Autrichiens en 2003, près de 260 millions d’arbres ont été abattus en Roumanie. 

Menacés et tabassés

Dès le début, Proschek-Hauptmann, responsable du développement durable chez Schweighofer, souligne qu’ils “ne détruisent pas les forêts primaires”. A chaque fois, il esquive de manière habile le sujet du passé de l’entreprise et préfère jeter de la poudre aux yeux avec ses rapports et ses chiffres et se vanter du système de suivi de camions spécialement développé par l’entreprise. Ce GPS est supposé vérifier l’origine de chaque arbre et démontrer la conversion de Schweighofer qui consiste à ne plus accepter le bois en provenance de parcs nationaux.

Plus on écoute ces histoires, plus elles semblent vraies. On pourrait peut-être même y croire si l’on ne connaissait pas les témoignages des personnes qui ont risqué leur vie en dénonçant les pratiques du géant qui met en avant sa prétendue transparence. Andrei Ciurcanu figure parmi ces personnes. Costaud, il aurait lui-même pu être bûcheron s’il n’avait pas choisi de désigner les responsables de la destruction des forêts dans son pays. Ciurcanu a passé de nombreuses heures en planque dans des zones sauvages, des jours entiers à guetter et plusieurs mois à mettre son enquête sur papier. Il s’est également efforcé de publier des films effroyables illustrant un paysage lunaire jadis dessiné par des forêts de colosses.

Ciurcanu et Gabriel Paun, son supérieur à l’ONG environnementale Agent Green, ont été menacés et tabassés par des inconnus qui ont même été jusqu’à couper le câble de frein dans leur voiture. Une autre fois, l’ordinateur de Paul a été infecté par un virus qui a effacé six gigabytes de données et l’a empêché de redémarrer le système. “Depuis le début, le modèle commercial de Schweighofer consiste à acheter légalement du bois illégal. Ils en étaient conscients, ils l’acceptaient et, parfois, ils encourageaient ces pratiques. Je ne suis pas le seul à le penser, les enquêteurs de la Cellule de lutte contre le crime organisé sont du même avis”, explique Ciurcanu à Bucarest. “Et puis, tout d’un coup, ils veulent nous faire croire qu’ils sont devenus écolo ?”.

D’où vient réellement le bois ?

Ciurcanu fait référence à ses dernières enquêtes qui, selon lui, prouvent que seul le modus operandi de Schweighofer a changé. Plutôt que de livrer le bois des forêts commerciales directement dans les scieries, de nombreux fournisseurs le ramènent dans des sites de stockage. Là, ils peuvent sans problème mélanger le bois coupé légalement avec celui acquis illégalement avant de le déclarer conforme à la réglementation et de le livrer au géant du bois. Dans le cas de Schweighofer, dit-il, cela leur permet de contourner le suivi GPS, car le système n’enregistre que les passages du dépôt à la scierie. Comme si cela ne suffisait pas, Schweighofer achète toujours du bois aux fournisseurs qui abattent des arbres dans les parcs nationaux.

Toutefois, Proschek-Hauptmann prétend avoir les choses en main en ce qui concerne les dépôts de bois controversés. “Ce sont des sites strictement réglementés, ils tiennent des registres et enregistrent les livraisons, tout peut être vérifié”. D’après les chiffres qu’ils fournissent, près de 50 % du bois roumain de Schweighofer ne vient pas directement des forêts mais des sites de stockage. C’est pourquoi, l’EIA estime qu’il est très naïf de la part des sociétés autrichiennes de croire en l’intégrité de leurs fournisseurs roumains, surtout au vu de la corruption qui secoue ce secteur. Proschek-Hauptmann explique qu’ils ont “développé des systèmes de contrôle internes et introduit une obligation de contrôle de chaque exploitant du dépôt au moins une fois par an”. Pourtant, même maintenant, le système de suivi par GPS de l’entreprise n’est pas capable de contrôler l’origine de chaque tronc pour la moitié de son stock de bois roumain. 

Beaucoup de bois pour peu de travail

Il commence à faire nuit à Sebeș, la petite ville transylvanienne où siègent les sociétés Schweighofer et Kronospan. Matthias Schickhofer est en ville. Photographe, il a déjà publié plusieurs livres dans lesquels il fait apparaître la beauté des dernières forêts primaires en Europe et décrit les menaces qui pèsent sur elles. Depuis un bon moment et en collaboration avec Euronatur , une fondation allemande pour la conservation, il focalise ses efforts sur la Roumanie. Bien que les deux tiers des forêts primaires de l’Europe centrale qui ont survécu se trouvent en Roumanie (jusqu’à 200 000 hectares), seulement un dixième environ font l’objet d’une protection d’une manière ou d’une autre.

Pour illustrer le problème, Schickhofer lance Google Earth sur son ordinateur. Il survole les Carpates densément boisées avec son doigt et agrandit l’écran. Là où il y a quelques années encore des hêtraies denses pouvaient être observées, on retrouve aujourd’hui des vides énormes qui ressemblent à des tâches brunes au milieu du vert. “Tous ces terrains déboisés se situent dans des parcs nationaux ou dans le réseau de protection de la nature Natura 2000”, décrit-il. “Les autorités forestières de l’Etat profitent de la moindre infestation du dendroctone ou des dommages causés par les tempêtes comme excuse pour défricher les collines une par une”. Les tâches brunes n’étaient autrefois que ponctuelles ; à présent, on y retrouve que ça, une grosse tâche brune de terrains nus.

“Bruxelles devrait exercer la pression pour mettre un terme au conglomérat des départements forestiers de l’État, d’anciens réseaux et clans corrompus qui détruisent les derniers vestiges de ces forêts primaires. Cette méthode s’est avérée efficace en Pologne où la Cour de justice de l’Union européenne a mis fin à l’abattage des arbres dans la forêt de Białowieża en prévoyant de lourdes sanctions”. 

Le cancer débarque dans la ville

Ana Haţegan a choisi de prendre une route très fréquentée par des semi-remorques chargés d’énormes grumes qui partent en direction du siège de Kronospan. De gros nuages de fumée se dégagent de la cheminée de l’usine. C’est un site de production de formaldéhyde qui sert de colle pour bois aggloméré. Au-delà d’une certaine concentration, ce produit chimique est considéré comme cancérigène par l’OMS.

“Notre groupe fait campagne contre cela depuis dix ans : la moitié du village a participé aux manifestations que nous avons organisées. C’est une zone d’habitation où il y a des enfants et les statistiques officielles ne nous inspirent pas confiance”, explique Hategan. Elle ajoute que Kronospan a été autorisé à construire cette usine qui produit 30 000 tonnes de formaldéhyde par an, sans aucune étude d’impact environnemental à l’appui. Au début, lorsque la Roumanie a été renvoyée devant la Cour de justice de l’Union européenne pour cette infraction, on pensait que la cause était gagnée. C’est alors que Kronospan a déclaré son intention de doubler la quantité de formaldéhyde produit à Sebeș : “la qualité de l’air était déjà très mauvaise à ce moment-là, donc nous sommes une fois de plus sortis dans les rues. Nous avons engagé une action en justice et réclamé une évaluation indépendante”.

Haţegan évoque le combat épuisant mené par de simples citoyens contre un groupe mondial qui bénéficie du soutien des hommes politiques locaux. Elle nous partage les dossiers de l’hôpital de département qui dévoilent une hausse du nombre de patients signalant des problèmes respiratoires, la majorité de la population locale étant concernée. D’autres études révèlent que le nombre de cancers à Sebeș est également plus élevé que la moyenne dans le département. “Le seul moyen d’obtenir les documents, c’est de ne pas lâcher l’affaire”, dit Ana Haţegan. “En se renseignant sur différents propos, on garde au moins l’espoir de lancer des procédures multiples, mais en vain. Ils nous ont dit qu’il fallait avoir des mesures indépendantes sur toute l’année dont la réalisation coûterait 10 000 euros. Où est-ce que je suis censée trouver cet argent ?”.

“Vous allez mourir”

Matthias Schickhofer a observé l’entrée de l’usine de Kronospan pendant toute l’interview avec Haţegan et ce qu’il a vu l’a choqué. Une rangée interminable de semi-remorques chargées de grumes, généralement des hêtres peu épais et des chênes, tous envoyés vers l’énorme dépôt de bois de la société. “Ces grumes proviennent probablement de forêts anciennes, sans doute vierges de toute exploitation humaine”, explique Matthias. “Kronospan prétend ne pas faire recours au bois provenant des forêts primaires ou de zones protégées, mais ce dépôt est suspect. L’un des chauffeurs m’a révélé que les gros hêtres qui se trouvaient sur son camion venaient des monts Țarcu, une zone protégée Natura 2000”.

Les chiffres divulgués par les activistes fin 2018 permettent de prendre réellement conscience de l’ampleur de la déforestation illégale. Ces données qui proviennent de l’inventaire classé des forêts en Roumanie indiquent qu’entre 2014 et 2018, environ 38,6 millions de mètres cubes de bois ont été récoltés en forêt, alors que la quantité légale autorisée est de 18 millions de mètres cubes. C’est donc le double de la quantité légale, ce qui signifie que la mafia du bois est à l’origine de l’excédent de 20 millions de mètres cubes.

Nous devons trouver quelqu’un qui pourra inscrire tout cela dans le contexte, un membre de cette organisation. Un grand homme dégingandé en lunettes nous attend au milieu de la forêt. C’est Mihail Hanzu, un ingénieur forestier qualifié, ancien inspecteur des forêts dans une municipalité proche de Sibiu. Il y a découvert ce qui se passe réellement dans les forêts en Roumanie : “au bout de deux mois, je commençais à avoir des doutes. Deux mois plus tard, j’en étais sûr. Au bout de six mois, j’ai reçu des menaces de mort”. L’erreur de Hanzu ? C’est d’avoir découvert le plus grand secret du commerce du bois : il a décelé la manière dont les arbres abattus illégalement étaient transformés en bois légal et comment les personnes impliquées s’en mettaient plein les poches.

“C’était toute une organisation qui impliquait aussi bien le maire que mes collègues du département des forêts. J’ai découvert plus de 50 méthodes de fraude. Le plus souvent, ils déclaraient délibérément des quantités inférieures. Ils désignaient un arbre à abattre et ils indiquaient dans les documents que celui-ci mesurait 18 mètres, alors qu’en vérité il avait 40 mètres de haut. De même pour le diamètre : ils marquaient 25 centimètres, alors que le diamètre réel était de 50. Cette différence permet de gagner beaucoup d’argent qui circule dans au sein de l’organisation. La municipalité délivre un permis d’exploitation, ensuite la société vend le bois à un intermédiaire qui le stocke d’abord dans ses dépôts, puis le livre dans les scieries avec toutes les attestations nécessaires”.

Hanzu était terrifié lorsqu’il s’est rendu compte de l’ampleur de la fraude. Il s’est introduit en cachette dans les forêts, a effectué des mesures et découvert d’immenses zones rasées illégalement. Au final, il a refusé de signer les documents qui permettraient de couvrir l’affaire. “Nous étions là, dans la forêt, en face des arbres abattus de façon illégale. Moi-même, mon supérieur, un autre inspecteur des forêts et un policier local. J’ai annoncé que je ne voulais plus rien avoir avec cette histoire”. Son collègue s’est tourné vers lui et lui a murmuré que “s’il ne le faisait pas, il trouverait des gitans qui vont le tuer dans la forêt”. 

La ministre de la forêt empoisonnée

D’autres menaces ont suivi. Finalement, Hanzu a démissionné et il s’est rendu chez les enquêteurs pour leur faire part de sa découverte et mettre fin à cette organisation qui aurait détourné huit millions d’euros en dix ans, rien que dans cette petite commune. Des caméras étaient installées dans le bureau des enquêteurs. A un moment, une femme est intervenue en leur disant qu’ils devaient poursuivre l’interrogatoire dans un autre local. Une fois dans le couloir, Hanzu et l’officier se sont retrouvés seuls, sans surveillance. L’officier lui a alors ordonné de “dégager d’ici”. Par hasard, Hanzu a aperçu une lettre anonyme adressée au ministère de la forêt le dénonçant à la manière de la Securitate en le qualifiant de “dangereux pour la société” et “malade mental”. Ce n’est que plus tard que toutes les révélations de Hanzu se sont avérées vraies.

Lorsque nous lui avons demandé s’il s’agissait d’un cas unique, il a hésité avant de répondre : “si ce n’est pas une mafia, alors c’est quoi ? C’est un réseau criminel organisé qui détruit d’énormes superficies de forêts, devient extrêmement riche par la même occasion et il est bien trop tard pour l’en empêcher”. Mihail Hanzu est un lanceur d’alerte, quelqu’un qui a décidé de tout révéler car la forêt lui tient beaucoup à cœur. Lorsqu’il est interrogé sur le rôle des sociétés autrichiennes dans cette organisation, il ne se laisse pas séduire par leurs promesses. “Ce sont eux qui injectent de l’argent dans l’organisation. Ils ne peuvent plus faire obstacle, même s’ils le voulaient. Mais ces entreprises connaissaient très bien le contexte avant de débarquer en Roumanie”.

Si quelqu’un a le courage de s’interposer, il doit s’attendre au pire, qu’il s’agisse d’un défenseur de l’environnement, d’un inspecteur des forêts… ou même d’un ministre du gouvernement. Avant sa démission surprise au début de janvier 2018, la ministre de la forêt roumaine, Doina Pană, a tenté d’intervenir contre l’exploitation illégale des forêts. Officiellement, elle a dû quitter son poste en raison d’une maladie soudaine. Plus tard, l’ancienne ministre a expliqué qu’en automne 2017, elle se sentait de moins en moins bien, qu’elle avait des palpitations, dont les médecins avaient du mal à expliquer la cause. Ce n’est qu’après sa démission que des examens approfondis et une analyse toxicologique ont livré le verdict étonnant : pendant longtemps, la ministre était probablement empoisonnée par de grandes quantités de mercure.

Dans une interview pour la plateforme en ligne Ziar de Cluj, la femme politique, rétablie, a désigné la mafia du bois comme responsable de la tentative d’assassinat. Les nouvelles conditions qu’elle a imposées entravent l’exploitation illégale des forêts, ce qui s’est traduit par “des pertes énormes” pour les cartels. Elle a également soulevé la question de la loi sur les monopoles qu’elle a introduite dans l’objectif de restreindre le champ d’action de Schweighofer : “Rien qu’avec cet amendement, Schweighofer encaisse 150 millions d’euros par an en moins. Bien qu’ils aient tenté de me discréditer par tous les moyens, j’ai décidé de poursuivre avec d’autres mesures. Mais je n’aurais jamais pensé qu’ils étaient prêts à aller aussi loin”. Schweighofer a riposté dans Addendum en affirmant que ces reproches étaient “absurdes” et qu’ils se réservent le droit d’engager une “action judiciaire”. Les enquêtes sont toujours en cours. 

Du bois importé de l’étranger

Entretemps, les Autrichiens sont confrontés à un problème : le bois commence à manquer. Schweighofer affirme qu’ils doivent déjà importer plus de la moitié du bois dont ils ont besoin, ce qu’ils imputent à la bureaucratie roumaine. Toutefois, les activistes soupçonnent que la vraie raison est que Schweighofer connaît plus de difficultés à obtenir du bois de sources différentes en raison de la pression médiatique, de dispositions juridiques plus rigoureuses et des enquêtes policières en cours. En tout cas, de grandes quantités de bois sont désormais importées des pays tels que la Slovaquie ou la République tchèque, par exemple.

“Le système de suivi pour la Roumanie mis en place par Schweighofer échoue complètement en ce qui concerne les importations, ce qui signifie que, de nouveau, il est presque impossible de contrôler l’origine du bois. C’est inquiétant, car l’exploitation forestière à grande échelle pose également problème en Slovaquie”, avertit Johannes Zahnen, un expert de foresterie du WWF. Il n’arrive pas à saisir pourquoi le règlement de l’UE dans le domaine du bois de 2013 n’a toujours pas eu d’effets, sachant qu’il devait mettre un terme au commerce illégal de bois dans l’Union européenne. “Plusieurs ONG offrent des systèmes d’alerte, mais même cela ne suscite aucune réaction. Les Etats membres de l’Union appliquent le règlement de façon très irrégulière”.

Récemment encore l’Ukraine était aussi considérée comme un fournisseur important. Les voies du chemin de fer ukrainien mènent pratiquement jusqu’à Rădăuți, dans le nord de la Roumanie, où se trouvent des usines de Schweighofer et d’Egger. L’organisation environnementale Earthsight a découvert que 80 wagons par jour remplis de bois approvisionnaient rien que Schweighofer. La famille Kaindl a récemment inauguré une nouvelle fabrique de bois aggloméré en Hongrie, juste à la frontière avec l’Ukraine.

Mais dans les Carpates ukrainiennes, d’immenses superficies ont également été déboisées. L’administration forestière nationale en Ukraine se montre toute aussi corrompue que son homologue roumaine. Son ancien dirigeant était particulièrement créatif au sujet des pots-de-vin. “Afin de garder les prix du bois bien en-dessous des prix du marché, les sociétés étrangères étaient tenues d’effectuer les paiements à des sociétés “boîtes aux lettres” enregistrées au Bélize et au Panama au nom de sa femme”, raconte Tara Ganesh de Earthsight. Le président de l’autorité forestière a été accusé d’avoir empoché entre 2011 et 2014 des pots-de-vin de quatre sociétés d’exploitation du bois à hauteur de 13,6 millions d’euros”.

Sous la pression publique, l’Ukraine a imposé une interdiction d’exporter les grumes. Cela s’est avéré très problématique pour les acheteurs qui ont engagé des lobbyistes pour mettre la pression sur Kiev au niveau européen pour lever l’interdiction d’exportation. Les “trains fantômes” munis de faux papiers et chargés de troncs d’arbres traversaient la frontière Roumaine de nuit. Aussi, un directeur chargé de l’exploitation forestière a été pris en flagrant délit en train d’offrir 10 000 dollars de “tribut” à des policiers pour fermer les yeux sur les activités de découpe illégale. Comme les bois de chauffage et de sciage ukrainiens ne sont pas visés par l’interdiction, leur exportation a considérablement augmenté. Le bois de meilleure qualité fait délibérément l’objet de fausses déclarations pour passer pour du bois légal de qualité inférieure. Les structures criminelles qui se cachent derrière ces activités sont devenues tellement puissantes qu’elles impliquent des acteurs à tous les niveaux : des avocats aux banquiers et des directeurs chargés de l’exploitation forestière aux fonctionnaires des douanes et des chemins de fer nationaux.

Une destruction à long terme

Faire du stop dans un Dacia Duster prenant une route de plus en plus étroite menant au fond d’une vallée est la meilleure solution pour tous ceux qui voudraient prendre conscience des conséquences des activités en Roumanie. Le chemin est plein de bosses et les bas-côtés sont recouverts par des bouteilles en plastique : “C’est les bûcherons”, dit Horea Petrehus, un homme aux cheveux roux. Lui et ses amis parcourent souvent ce long chemin qui mène à la vallée et traversent la dernière forêt d’épinettes pour atteindre ce qu’ils appellent l’apocalypse.

Depuis cet endroit, une vaste zone déboisée saute directement aux yeux. Aussi loin que l’œil peut porter, on n’y voit que des broussailles et des souches d’arbres, rien de plus. “C’est ce que Herr Schweighofer aime tant appeler ’durable’ ?”, demande Horea en nous expliquant ce qu’il avait vu à cet endroit. “Nous sommes dans les monts Apuseni, dans la vallée des ours. Mais les ours ont quitté cet endroit depuis longtemps. Il y a huit ans, une tempête a servi de prétexte. Des hommes très riches sont arrivés et les bûcherons les ont très vite suivis. Au final, des milliers de camions ont débarqué, tous dirigés par Schweighofer. Et voilà ce qu’il en reste. Ils n’ont rien remis en ordre et bien que de nombreuses années se soient écoulées, il n’y a jamais eu de reforestation”, dit Horea, un responsable de gestion forestière.

Horea nous a emmenés ici après que Michael Proschek-Hauptmann ait félicité Schweighofer pour sa politique de durabilité lors de notre visite dans l’usine. Là où les forêts absorbaient autre fois l’eau de pluie comme une éponge, aujourd’hui, les inondations sont très fréquentes partout. Des centaines d’habitants autochtones qui vivaient de la cueillette et de la vente de champignons ont perdu leur source de revenu. “C’est dégoûtant de la part des sociétés telles que Schweighofer de prétendre qu’elles ne sont au courant de rien”. La colère de Horea est très sincère. C’est la colère d’un homme qui connaît les forêts et qui les voit disparaître sous ses yeux. “Si Schweighofer prétend avoir changé, je n’en ai pas vu le moindre signe”. Ils devraient commencer par restaurer ce qu’ils ont détruit, la Roumanie compte de nombreux sites comme celui-là”. Proschek-Hauptmann répond à ces critiques en faisant remarquer qu’une grande partie des surfaces rasées ont été reboisées par l’administration forestière locale.

Au milieu de la dernière forêt primaire

Le lendemain, l’activiste Matthias Schickhofer traverse les monts Făgăraș avec un groupe de scientifiques internationaux qui participent à une conférence sur la protection des forêts primaires. C’est une région épargnée par l’homme, une région laissée à elle-même depuis des milliers d’années. Les chercheurs de l’Université de Prague ont mené de longues études dans cette vallée dans le cadre du plus grand projet de recherche sur les forêts primaires en Europe. Ils s’efforcent de comprendre comment ces forêts restées intactes font face à des difficultés telles que le vent et la sécheresse. A l’heure des changements climatiques, il est important de trouver la réponse à ces questions.

Seule une partie de cette vallée sauvage est placée sous protection et les sites de recherches suscitent des inquiétudes chez les chercheurs. Ils ne maîtrisent pas encore les processus écologiques complexes qui se déroulent dans les forêts naturelles et les forêts primaires dans lesquelles ils peuvent être étudiés ont pratiquement disparu en Europe. “Ici, tout est en lien avec le reste. Chaque arbre tombé, chaque branche et chaque moisissure exercent leur propre action au sein d’un écosystème complexe. Les puissants arbres anciens absorbent des quantités phénoménales du dioxyde de carbone contenu dans l’atmosphère contribuant ainsi à la stabilisation du climat. Ici, dans les Carpates, ils sont considérés comme les poumons verts de l’Europe”, explique Schickhofer.

Matthias et les chercheurs tentent de répertorier le plus rapidement possible un maximum de forêts primaires pour leur garantir un statut de protection. C’est une véritable course contre la montre, car les autorités forestières de l’Etat peuvent attribuer un permis d’exploitation à tout moment. Voilà la réalité de tous les jours dans les parcs nationaux et les zones Natura 2000 en Roumanie où seules de petites zones de forêts sont strictement protégées. Le catalogue des forêts primaires couvre à présent une superficie d’environ 30 000 hectares, ce qui correspond à moins de 0,5 % de toutes les forêts roumaines. Les chercheurs se plaignent des obstacles bureaucratiques et du manque d’engagement de la part du ministère de la forêt. C’est le seul pays dans l’Union à posséder un tel patrimoine forestier.

Sur le chemin de retour, on comprend mieux ce qui préoccupe tant les chercheurs. Un peu plus loin, le sol est complètement retourné après le passage des bulldozers, les dépôts de bois se manifestent, les câbles de treuil mènent jusqu’au sommet des montagnes et de gros troncs épais d’arbres abattus reposent sur le sol : cet endroit n’a pas échappé aux exploitants forestiers.

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